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Didier CHRISTOPHE, docteur en arts*

L'agriculture d'un territoire, champ d'expérience pour l'art.
Didier Christophe, dans le Berry, 2006.

Selon quelles modalités peut-on assigner à la création plastique le rôle de révélateur de l'identité agricole d'un territoire ?

L’artiste, chercheur et metteur en scène d’action sur un territoire agricole expose les différents enjeux d’une démarche de création collective réalisée avec des élèves de lycée agricole. Liant pratique artistique et théories scientifiques, son approche se révèle être une véritable rencontre de l’agriculture d’un territoire.

Champagne berrichonne, Châteauroux, rentrée 2005. Au lycée agricole, au côté d'Anne Patyi qui organise des résidences de création, je viens mener une expérience artistique en classe de 1ère Bac Professionnel Production Végétale, durant cinq semaines disséminées dans l'année.
Bordeaux, décembre 2006. Je soutiens une thèse en arts, sous la direction d'Hélène Sorbéii. Faisant le bilan plastique de ma recherche, je note l'intérêt du travail coopératif avec ces jeunes qui seront l'an prochain en voie d'installation en agriculture. Ils ont été pleinement à l'aise dans cette démarche, fondée sur la rencontre et l'interview d'agriculteurs, et aboutissant à la production d'images. Dans le cadre captif de la scolarité, ils m’ont permis de valider l'hypothèse de la production artistique collective.
Ainsi, comme prévu, la photographie s'est révélée un médium adapté au partage avec les non-artistes, et le traitement informatique a bien joué le rôle de désinhibiteur que j'escomptais. Il est évident qu'eux et moi, n'aurions pas produit les mêmes images, mais c'est sans importance. Car, comme je l'espérais, leur regard, instruit des pratiques agraires, a été aussi pertinent, sinon plus, que celui d'un artiste qui ignorerait tout du sujet abordé. Enfin, en prenant des libertés avec la technique d'infographie proposée, ils ont engendré des effets que je n'avais pas même envisagés ; nous en sommes tous satisfaits.

Bien plus qu'une technique de production d'image, qui reste très personnelle bien qu'elle soit partageable, c'est une méthodologie de la rencontre avec l'agriculture dans son territoire qui émerge de cette recherche.

Pour en arriver à ce point, il faut partir du principe qu'une approche artistique peut favoriser la compréhension de notre environnement, au même titre que n'importe quelle autre science humaine. Il s’agit donc d’assigner à l'art un pouvoir révélateur et de lui accorder une valeur scientifique. Quant à l'historien de l'art contemporain, il semble que l'art puisse non seulement retranscrire la réalité, mais encore participer à son éclaircissement.


Nouveaux outils, nouveaux artistes

L'art, pour arriver à résoudre cette gageure, doit composer avec d'autres domaines de la recherche. A ce propos, les exemples foisonnent. Dans la période actuelle de questionnement sur les sciences du vivant, des plasticiens comme Eduardo Kac et Marta de Menezes ont adopté l'ADN comme médium, devenant créateurs de sujets artistiques vivantsiii. Se confrontant à l'effacement de la culture métallurgiste de Tulle, le photographe Marc Pataut s'adjoignit les services d'une sociologue et d’un journaliste. En 2003, le Palais de Tokyo invitait à Paris, pour l'exposition GNS, des artistes œuvrant autour des outils de “global navigation system” : le Belge Wim Delvoye, la Suédoise Aleksandra Mir ou l'Américain Peter Fend y ont utilisé les ressources de la cartographie informatisée, voire de l'image satellite.

Pour pouvoir attester des évolutions que vit actuellement l'agriculture, il faut donc aussi s'équiper d'outils d'investigation, suivant en cela le sociologue Joffre Dumazedier : “Dans une recherche active, le chercheur ne choisit pas les problèmes à résoudre – l'histoire les lui impose – mais il crée sa problématique, c'est-à-dire que pour résoudre un problème donné, il choisit un certain nombre de critères et élabore à partir de ceux-ci son système de recherche”iv.
Tablons alors sur l'aptitude de l'art à articuler des potentialités esthétiques et des caractéristiques agronomiques, géographiques et socio-économiques ! Par conséquent, divers corollaires apparaissent, notamment historiques, artistiques et sociologiques, que le plasticien doit prendre en compte. Il devient alors envisageable de représenter les réalités agricoles de divers territoires en y introduisant de la lisibilité.

Par ailleurs, a première entrée est territoriale tout autant qu'agricole.
Tout en associant agriculture et territoire, l'artiste se doit d'entrecroiser savoirs et observations avant de tenter la transfiguration.
Néanmoins, face à la complexité qui rend la plupart des systèmes de plus en plus difficiles à appréhender, il lui revient de s'émanciper de chacune des disciplines invoquées pour proposer une perspective nouvelle. Car, il s'agit en fin de compte d'art visuel, non de géographie ou de sociologie rurale.


Lier recherche et action

En tant que chercheur et plasticien, j'ai été tenté par la recherche-action. Lors d'une résidence d'artiste sur le Plateau de Millevachesv, j'avais déjà été confronté à cette nécessité de conjuguer temps de travail de terrain et de confrontation des idées, acceptant comme aussi éclairante la parole des agriculteurs de la montagne limousine que celle de tel sociologue, tel historien et tel théoricien de l'art, dont les remarques et les conseils enrichissaient des propositions artistiques évolutives.
Si j'ai choisi comme outil principal d'action le séjour en résidences de création en milieu rural, c'est afin de confronter ma problématique à des espaces diversement spécialisés : élevage extensif près d'un centre d'art limousin, grandes cultures autour d'un lycée agricole berrichon, ou encore élevage équin à partir d'un haras national hongrois. Simultanément, j'ai décidé de me défaire de la vision évaluatrice, institutionnelle et formatée des indicateurs de durabilité agronomique, prévalant dans l'enseignement agricole, pour adopter une méthodologie fondée sur des rencontres humaines. Depuis deux ans et demi, j'ai écouté la parole de quelques soixante-dix acteurs de l'agriculture. Dans le même temps, j'accumulais croquis et photographies de terrain.
Je constate que cette approche humanisée produit des connaissances théoriques et pratiques tout en suscitant des collaborations avec des chercheurs et praticiens de plusieurs disciplines, n'excluant pas les agriculteurs eux-mêmes. Au delà d'une certaine ouverture des problématiques, j'estime que c'est collectivement que nous avons pu élargir les hypothèses de travail et les solutions envisageables, selon les questionnements issus du terrain.

Cette dialectique entre recherche et action est en fait émancipatrice, elle transforme le discours (par l'échange avec l'autre), la pratique (passage de la peinture à la publication de portfolios), les conduites (modes de rencontre et d'exposition) et même les rapports sociaux. Au fil des expériences, des modes de travail globalement homogènes se sont imposés et c'est donc sous la forme de portfolios qu'aboutit l'action.
Ces portfolios associent technimages et interviews d'acteurs de l'agriculture ; ils attestent que, sous la houlette de Jean-Pierre Prod'hommevi, l'apport de la sociologie rurale a pris le pas sur l'étude de systèmes agronomiques, irriguant autant le contenu sémantique des œuvres plastiques que l'écriture de la thèse.

De ce croisement d'expériences, il résulte une offre beaucoup plus large de collaboration, dans laquelle finalement plus d'une vingtaine de personnes ont pu participer à l'élaboration des portfolios, en amenant des propositions structurant le projet, des photographies ou un texte personnel.
Dernier aboutissement de travaux publiés, “Champagne dans le Berry” présente ainsi des technimages qui sont toujours le fruit d'un travail collectif avec des élèves de Bac Professionnel, dans lequel je n'ai pris aucune part au traitement informatique des photographies, ni à la conception des textes surajoutésvii : il m'importait de montrer que d'autres, même non-artistes, pouvaient se saisir de cette méthodologie élaborée. Les jeunes berrichons ont donc réalisé une série d'interviews qu'ils préparaient, menaient et transcrivaient collectivement (dont j’ai assuré la réécriture générale). Ils ont également pris des photographies qu'ils ont ensuite travaillées sur informatique et enrichies de phrases lapidaires ou remarques venues du terrain.


Bilan

Il apparaît tout d’abord qu'envisager l'agriculture dans son lien avec le territoire permet d’éclairer des orientations et des filières de production spécifiques, selon une réalité de terrain (possibilités agronomiques, structure des sols, situation agroclimatique, contexte socio-culturel et économique).
Il faut aussi porter au bilan de cette étude de l'agriculture, quelques observations concernant les structures et les chefs d'exploitations. Il a été probant de considérer l'évolution des structures agricoles comme « révélateur » des réalités et des tensions parcourant l'agriculture : on perçoit, à travers la mise en place de nouveaux ateliers de production, les adaptations économiques et stratégiques d'un secteur de production. Les choix effectués par les jeunes agriculteurs sont signifiants, mais on constate aussi que la diversification n'est pas seulement le fait des jeunes, que sa principale motivation est économique, et qu'il y a de notables disparités territoriales. Par exemple, alors que peu de jeunes agriculteurs du Plateau de Millevaches envisagent une évolution importante, c'est par contre près de la totalité des agriculteurs de tous âges, rencontrés en Berry, qui ont mis en place une diversification.
On voit par là qu'il y a du sens à croiser les entrées territoriale et technico-économique. Pour autant, certains des projets artistiques que j'ai mis en place sont trop centrés sur une production minoritaire dans leur territoire pour que le zonage soit déterminant. C'est le cas du portfolio réalisé parmi les fromagers du Haut-Limousin, “Les Fromages des Plateaux”viii.

Enfin, après quatre projets de portfolios conçus dans le milieu agricole, je suis assuré de deux choses : Le peintre animalier et le paysagiste ne peuvent plus, aujourd'hui, figurer et donner à comprendre à eux seuls l'agriculture. Comme le documentariste, l'artiste doit mettre son œil à l'écoute.

    * plasticien et docteur en arts (histoire, théorie, pratique), professeur d'ESC, Legta de Tulle-Naves.

  

i Agrégé d'arts plastiques, professeur d'ESC.

ii H. Saule-Sorbé, professeur à l'Université Bordeaux Montaigne et coordinatrice de recherche au CNRS (laboratoire Société, Environnement, Territoire).

iii En 1998, E. Kac conçut le projet de créer un chien vert ; c'est en 2000 que naquit Alba, son lapin transgénique de type Green Fluorescent Protein Bunny, suite à une coopération avec la station de l'INRA de Jouy-en-Josas. M. de Menezes a créé des papillons aux motifs asymétriques. Cf. L'art biotech (catalogue d'exposition), Nantes, Le Lieu Unique, 2003.

iv J. Dumazedier, Loisir et culture, Paris, Seuil, 1966.

v En décembre 2004 et avril 2005 à Appelboom – La Pommerie, St-Setiers (Corrèze) –, lieu d'art dirigé par Huub Nollen.

vi Professeur émérite de sociologie rurale à l'INA-PG [devenu depuis AgroParisTech].

vii Ce portfolio, fruit d'une résidence de création financée par le Conseil Régional du Centre et menée en lien avec l'ENFA de Toulouse, est disponible sur demande au LEGTA de Châteauroux. Le mot technimage est dû à Anne Cauquelin.

viii Cf. D. Christophe, “Technimages et écriture chez les fromagers, une recherche action en arts plastiques”, Champs culturels n° 20, 2006. [Lire l'article]


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